jeudi 22 juillet 2010

LE PASSANT

Acte unique

Dans la cour d’une case, un vieillard assis sur un tabouret parle tout seul.

Le vieillard.- La vie perd chaque jour une partie de sa joie, se peine sous le poids des questions qu’on se pose. Le temps ne passe pas. La vieillesse. Quel cauchemar de ne plus avoir la force de marcher ! Seulement marcher pour suivre les enfants à la plantation. Vivre longtemps c’est difficile. A quoi je peux encore servir ? J’ai envie de parler ; cracher ma voix, parler seulement. Mais personne pour m’écouter. Est-ce trop que de demander qu’on me donne quelqu’un qui m’écoute ?  Je suis devenu le gardien invalide d’un village qui se peuple le soir et se dépeuple le matin. Peuplement et dépeuplement. Voilà qui résume le film de ma solitude quotidienne. Combien d’hommes sont partis qui avaient encore à servir le pays ? Le village ? Les jeunes partent tous vers d’autres terres comme si le village manquait de terre. Riche. Ce village est riche. La véritable richesse c’est ici qu’on ne voit pas.
Qu’on me prouve le contraire ! Il n’y a que les enfants de cette terre qui pensent que le bonheur c’est ailleurs. Vieillesse ! Si …
Un homme vient à passer et le vieillard le dévore des yeux.

Le passant.- Ne me regarde pas assez aujourd’hui pépé. Je ne te demanderai ni à boire, ni à manger.

Le vieillard.- Quelle audace ! Tu ne l’as jamais fait. Tu veux ignorer notre hospitalité ?

Le passant.- Je n’ignore rien. Et puis nier est un sacrilège. Je savais qu’un jour viendra ; ce jour est venu. Je savais aussi que ce jour me changera ; il m’a changé. Je suis passé de simple passant que j’étais pour toi au statut de voyageur. Passeur si tu veux ! Faire un pas en avant ce n’est pas renier où on a levé le pied.

Le vieillard.- A te voir, on dirait que tu es resté le même. Rien n’est visible.

Le passant.- Ce n’est pas physique pépé. Il y a des gens qui ne changent pas. Combien sont les personnes qui changent  chaque jour et donnent l’impression d’être resté les mêmes ? En plus il faut donner des explications à toute métamorphose. Comme tout bon malin, je change peu à peu. Tout doucement. Petit à petit. C’est pourquoi je ne change pas. Tu ne sais pas ce que je fais si je change sans changer ce que je fais ou si seul ce que je fais change. Je viens de passer à la source de la vie. J’ai bu une vie. Pour toute une vie. Je ne te demanderai plus à boire. Plus jamais ! Je suis allé dans le grenier de l’abondance ; et j’ai mangé ce que tu aurais mangé le reste de ta vie. Je n’aurais plus faim. Plus jamais ! 

Le vieillard.- Je croyais que tu ne parlais jamais assez !

Le passant.- Tu as peut-être commis une bonne bêtise toute ta vie ; celle de croire. Qu’est-ce que vous croyez ? Vous croyez en quoi ? Si tu rencontres un muet, dis-toi bien que l’occasion ne lui est pas encore donnée de parler. Et quand vient le moment d’entendre à un sourd, aucune respiration ne lui échappe. Je ne suis pas ce que vous avez longtemps cru que j’étais. Je suis aussi sûr que beaucoup après moi croiront bien de chose. Puisque l’homme ne peut pas s’empêcher de croire. Je ne suis aujourd’hui qu’un voyageur.

Le vieillard.- Tu es toujours un voyageur. Tu choisis toujours de passer par  notre village. Jamais nous n’avons voulu savoir pourquoi tu voyages ni pour où tu voyages. Nous sommes restés des observateurs de ton passage comme si passer ici était aussi logique que le lever du jour. Tu es passé plusieurs fois. Pendant des années passant sur ton passage les femmes, les hommes qui pleurent leurs disparus. Nous t’avons donné de notre vin, nous avons partagé avec toi nos repas, et pour nous remercier de t’avoir donné l’hospitalité, sans passer comme d’habitude, tu t’arrêtes. Tu nous insultes avec nos croyances. Est-ce que tu te rends compte de la peine que tu me fais ?  Si les jeunes étaient là, tu aurais eu ta correction.

Le passant.- ma correction ! L’homme évolue. L’autre monde aussi. Ici les choses ne bougent pas à cause de l’impunité. Les gens comme moi causent des torts et partent impunis. Qu’est-ce qui les empêche de revenir ? J’ai bien envie de recevoir ma correction mais…

Le vieillard.- Quoi d’autre ?

Le passant.- Le peuple rêve ! Sans savoir ce qu’on appelle un rêve. Qui recule pépé ? Qui recule ? Pas le monde. L’homme. Toi par exemple. Le monde évolue. Seules les petites mentalités ne changent pas.

Le vieillard.- Tu parles ! Depuis ma tendre jeunesse, je regarde la nature et les hommes. Le baobab est toujours au centre du village. Le soleil a toujours le même volume ; le chien n’a pas encore enfanté le chat ; l’homme mange toujours par la bouche. Et tu me parles d’évolution !

Le passant.- Tu ne vois plus rien pépé. Tout devient flou pour toi.  L’homme naît-il grand ?

Le vieillard.- Non.

Le passant.- La femme naît-elle avec la grossesse ?

Le vieillard.- Non.

Le passant.- Le jeune homme a-t-il la sagesse d’un vieillard ?

Le vieillard.- pas toujours.

Le passant.- Alors mon père, le jour poursuit la nuit et le temps se joue de nous. Si tu ne veux rien voir, tu ne vois rien. C’est simple. Le jour où je suis né, ma mère est morte en voyant mon sexe. C’était différent du sexe de l’homme et de celui de la femme.

Le vieillard.- Etrange !

Le passant.- Très étrange ! Mon père s’est mis la corde au cou quand je me suis mis à parler, le même jour refusant qu’on ne lamente ma mère.

Le vieillard.- Etrange !

Le passant.- Très étrange ! Ma grande sœur s’est noyée dans le seau d’eau qu’elle apprêtait pour sa toilette.

Le vieillard.- Etrange !

Le passant.- Très étrange ! Tout mon village s’est vidé en vivant mon histoire. J’ai évolué après leur départ pour devenir un passant. Je passe le matin, je passe à midi, je passe le soir. Partout. La nuit, je la passe en passant où je suis passé le jour. Sans faute. Je passe pour passer le temps, je passe pour créer le vide. Je traîne avec moi mon passage et on ne pense à moi qu’en me voyant passer.

Le vieillard.- Tu es étrange !

Le passant.- Très étrange ! Je suis même à la limite étranger. Etranger à ma vie, à mon passage, à mon passé et à ceux qui me voient passer.

Le vieillard.- Pour où passes-tu ?

Le passant.- Pour le monde des passants !

Le vieillard.- Pourquoi passes-tu ?

Le passant.- Pour ne pas laisser passer le temps. Je passe avec un passé qui passe au fur et à mesure que les hommes passent. Certains m’attendent. Beaucoup ne m’attendent pas. Un certain nombre m’utilise juste comme passeur.

Le vieillard.- Je te comprends à peine.

Le passant.- Je sais pépé ! C’est déjà grand’ chose que de me comprendre à peine. Ceux qui me comprennent très bien n’échappent pas au suicide.

Le vieillard.- Tu m’étonnes bien ! Que fais-tu d’aujourd’hui ?

Le passant.- Je crois qu’aujourd’hui c’est le plus merveilleux des jours. Quoiqu’on ait décidé de faire, le faire aujourd’hui entre dans les meilleurs délais. Le monde que tu vis respecte les délais ; si ici tu n’es pas dans les délais, tu n’es pas tout simplement.

Le vieillard.- Les délais de quoi ?

Le passant.- Tu poses trop de question mon pépé. Heureusement, je ne me lasse jamais de les répondre. Passant partout aujourd’hui, j’ai entendu dire que le passé servait à construire l’avenir. Ici les vieux n’ont pas dit ça à leurs enfants. Certains disaient que les erreurs du passé permettaient d’arranger les bienfaits de demain. J’ai écouté en passant les gens d’ailleurs raconter leur passé à leurs enfants. Ici nous ne savons de l’histoire que ce que nos visiteurs nous racontent. Ce n’est pas bien. Pas bien du tout. Il faut donner de l’espace à ceux qui peuvent construire.

Le vieillard.- Construire quoi ?

Le passant.- L’avenir mon père ! Surtout pas le passé. Construire ce village en s’inspirant des malheurs du passé. C’est ça ! Ça ne va pas m’empêcher de passer. Ça me fera plaisir de passer de moins en moins si le village est bien.

Le vieillard.- Que gagnons-nous si tu passes de moins en moins ? Notre bien-être c’est notre bien-être. Ça ne te profite que dans la mesure où tu serais mieux reçu.

Le passant.- Tu te contentes de ce que tu crois faire pour moi. Comme je plains le pépé. Pour les autres, je serais toujours ce qu’ils ont longtemps cru que j’étais. Le passant solitaire et pensif qui reflète la misère et la souffrance. Avoir pitié de moi ne change pourtant rien au sort du monde. Je suis celui qui ne manque pas à sa mission.

Le vieillard.- C’est terrible d’entendre ça  de la bouche d’un enfant. Je serais  comblé de savoir la mission qui t’a été confié et par qui ?

Le passant.- Je ne sais pas pépé si tu seras satisfait de la fin de cette conversation. Malheureux ceux qui me voient et croient avoir à faire à un enfant. Le temps est si vieux et il reste de tous les âges. Les gens de mon village sont partis dans des villages lointains ; fuyant cette histoire que tu désires savoir. Ils y ont créé des familles et leurs enfants sont devenus des enfants de ces villages. Tout comme ici les jeunes s’enfuient.

Le vieillard.- Tu n’es pas obligé de me raconter.

Le passant.- Puisque tu tiens à savoir ! Mon village était obscur comme mon passé passant. Les gens priaient pour qu’arrive un jour nouveau. Tout le monde voulait la lumière. Et la lumière est venue dans une calebasse crasseuse. Personne n’a eu le courage de la casser.

Le vieillard.- Ce n’est toujours pas facile d’avoir le courage devant une chose qu’on voit pour la première fois.

Le passant.-  Tout le monde trouve normal de demander n’importe quoi pour la première fois. Sans même se poser la question de savoir comment cette chose va arriver.

Le vieillard.- Les hommes sont imprévisibles.

Le passant.- Ne dis jamais ce que sont les hommes sans les avoir entendus ailleurs qu’ici. Mon sexe n’était qu’un prétexte pour faire comprendre aux hommes que tout ne sera toujours pas comme ils observent. Refuser les lamentations pour ma mère à mon jeune âge était une preuve que j’étais un être différent. La noyade de ma sœur informait le village que je serais près à tout sacrifier pour accomplir ma mission sur terre. Le village s’est vidé abandonnant ainsi ce qui allait devenir la suite de leur vie. Quand on arrête une suite, elle devient la fin.

Le vieillard.- Les gens de ton village ne vivent-ils pas bien dans ces villages lointains ?

Le passant.- Tu m’étonnes encore pépé. Il y a : vivre et survivre. Ils sont allés vivre sans-abri là où on a tout construit. Ils cultivent là bas les terres que les autres ont labourées et mangent une nourriture à laquelle leur organisme ne s’est encore adapté. Leur passé survole toujours le village vide qu’ils ont abandonné.

Le vieillard.-  Ils ont eu peur de toi. De ton histoire mystérieuse.

Le passant.- Impossible de fuir ce qu’on a longtemps demandé en prière. J’étais la calebasse dans laquelle se trouvait la lumière. J’étais la misère qui précède l’opulence. J’étais la sécheresse qui brûle les mauvaises herbes. L’eau qui purifie le village de la malédiction. J’ai créé la peur pour durcir leur cœur. Mais ils l’ont évitée au lieu de l’affronter. Sans leur avis, cette peur a à jamais créé son chemin dans leur cœur. Personne ne peut fuir son âme. Le double de son âme.

Le vieillard.- Qui es-tu exactement ?

Le passant.- Je suis l’étranger que tout le monde attend. Avec peur. Je suis cette vérité que les hommes refusent de comprendre. La grâce que mon peuple a transformée en malheur. Je suis la liberté de mon peuple ; le passant qui crée l’espoir chez les désespérés. Je suis toujours ce que je suis et ce qu’on dit de moi ne compte pas.

Le vieillard.- Tu as souvent raison de parler peu et de ne dire à personne d’où tu viens et où tu vas.

Le passant.- Tous ceux qui me regardent peuvent facilement comprendre qui je suis. Mais ils préfèrent imaginer qui je ne suis pas. Les plus grands pièges de nos vies se construisent sur l’apparence. Et ça marche. A tous les coups.

Le vieillard.- Que feras-tu de ton passé ? Le village a envie de savoir beaucoup de choses.

Le passant.- Je sais avoir déjà répondu à cette question. Ne parle pas en lieu et  place du village. Toute la sagesse du monde se trouve dans vos contes. Dans le mystère des légendes qui vivent dans vos forêts.  Dans la parole de vos dieux abandonnés. Tu es vieux et tu ne sais rien. En quoi sers-tu ton village aujourd’hui ? Quels enseignements tu as donné à tes enfants, à tes petits-enfants.

Le vieillard.- Je suis un vieillard à la mémoire affaiblie.

Le passant.- C’est bien de l’avoir dit de ta propre bouche. Je placerais mon passé dans une vitrine au centre de l’avenir.

Le vieillard.- A quoi ça servira ?

Le passant.-  Les touristes viendront y lire le message de l’évolution. Si ça ne vous sert pas.

Le vieillard.- Quelle évolution ?

Le passant.- Demande plutôt quel message.

Le vieillard.- L’évolution d’abord !

Le passant.- Tu ressembles bêtement aux gens de mon village. Ils demandent dans leurs prières de la nourriture et non la force pour en cultiver.

Le vieillard.- On ne dit pas au  sage : mange et bois !

Le passant.- C’est vrai ! Tout être sur cette terre passe. Le tout est de savoir pour où on passe et pour combien de temps.

Le vieillard.- Aujourd’hui j’apprends beaucoup de choses.

Le passant.- A chaque passant on demandera ce qu’il a construit. Je plains le peuple de mon village qui a laissé en ruine ce que le passé avait construit.

Le vieillard.- Et toi qu’as-tu construit ?

Le passant.- J’ai construit le passage que ne trouvera jamais mon peuple. Ce passage où tout être sur terre reposera l’instrument qui lui aura servi pour construire le monde.

Le vieillard.- Quel est cet instrument ?

Le passant.- La réponse n’est plus d’aujourd’hui !

Le vieillard.- Je crois que je t’ai reconnu !

Le passant.- Le soleil reconnaît la nuit toujours au crépuscule.

Le vieillard.- Laisse-moi encore quelques jours.

Le passant.- Tu viens d’épuiser ton temps. Tu n’as plus de question à quoi te sert le temps ?

Le vieillard.- Essaie ! Je t’en prie.

Le passant.- Je ne l’ai jamais fait. Je ne suis jamais dans l’essai.

Le vieillard.- Pense à mes repas et à mes vins.

Le passant.- Je ne veux pas retenir cela comme tes instruments.

Le vieillard.- Permets-moi d’attendre le retour de mes enfants.

Le passant.- C’est tard ! Tu ne diras pas que je t’ai parlé. Tous ceux qui mettent le temps de m’écouter ne m’écoutent qu’une seule fois.
Le vieillard s’écroule, meurt et le passant passe son chemin.


      Bafoussam  le 17 septembre 1996.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire