jeudi 8 juillet 2010

le don du propriétaire

Pour oublier cette silhouette qui s’en va.

PERSONNAGES

M. VARTAN
LE JEUNE HOMME
ELEONORE


Ce texte a été écrit en résidence d’écriture Ngoti. Yaoundé 2002.
Première création par la Compagnie Ngoti en mai 2003 au centre culturel Français de Yaoundé dans une mise en scène de Jean Minguélé.

PREMIER TEMPS

Intérieur Nuit

Dans un salon moderne, un homme en pyjama, soixante dix ans environ fixe l’horloge qui vient de marquer 10 heures.
Il se tourne un moment, va vers la table où est placée une carafe pleine d’eau. Il porte la carafe, sort un verre d’une armoire et se sert de l’eau dans le verre. Il dépose le verre d’eau sur la table, fouille les tiroirs de toutes les armoires. Rentre s’asseoir dans le fauteuil.
Quelques instants plus tard, il se lève, va mettre la musique sur une chaîne HIFI, regarde l’horloge, arrête la musique. Il prend un journal dans un panier à journaux, rentre s’asseoir dans un fauteuil, essaie de lire. Il se lève, va sur sa table où sont placés la carafe et le verre d’eau, prend ses lunettes, revient s’asseoir, regarde l’horloge et lit son journal.
Au bout d’un moment, une vitre se brise à une fenêtre. Le vieil homme se tourne, regarde, calme. Un homme d’une trentaine d’année entre. Le jeune homme est habillé d’un jean bien serré, un blouson en cuir noir sur un tee-shirt bleu, et porte aux pieds des chaussures de tennis. L’air plutôt inquiet, le visiteur regarde l’horloge et fouille de son regard la maison.
Le vieil homme qui le regarde sans relâche se lève, ôte ses lunettes, va remettre le journal dans le panier à journaux, dépose ses lunettes sur la table et se dirige vers la fenêtre en parlant au jeune homme resté immobile dos contre le mur.

M. VARTAN. Monsieur, de quel droit brisez-vous la vitre de cette fenêtre ? N’avez-vous pas de montre pour savoir qu’il est dix heures ? Dix heures.
(Le jeune homme toujours immobile ne répond pas… Monsieur VARTAN regarde accroupi avec attention les dégâts. Après un moment, il se lève, regarde l’horloge, se tourne vers le jeune visiteur)

M. VARTAN. Je vous écoute !

LE JEUNE HOMME. (Se grattant la tête) c’est moi qui vous écoute…

M. VARTAN. Merveilleux ! Je déteste les entrées anticonformistes chez moi à des heures tardives. Je n’aime pas qu’on me brise mes vitres après dix heures. Je m’assure toujours d’être loin de la délinquance juvénile. Allez-vous vous expliquer ou continuer à m’écouter ?

LE JEUNE HOMME. Ce n’est pas grave mon vieux ! Je ne savais pas que vous étiez debout. Je ne sais pas. Vous êtes debout à dix heures et en plus vous me posez des questions. Qu’est-ce que vous croyez ? Putain quelle merde ?

M. VARTAN. (Se frottant les oreilles) Il y a un trouble.
Entre nous deux il y a un idiot. Je crois qu’il faut d’abord l’identifier.

LE JEUNE HOMME. Ca va mon vieux ! Il ne s’agit pas d’identifier quelqu’un. Calme. C’est cool tout ça ! Ne vous gênez pas !

M. VARTAN. Ce que je trouve gênant c’est vous. Et ces brisures chez moi après dix heures.

LE JEUNE HOMME. Erreur Monsieur VARTAN. Je n’ai pas l’intention de vous gêner. Personne n’a voulu que les choses se passent comme ça. Vous devez comprendre.

M. VARTAN. Il faut qu’en plus je comprenne !

LE JEUNE HOMME. Ce n’est pas si difficile Monsieur VARTAN. Les lumières dans votre chambre comme d’habitude ce soir, se sont éteintes à neuf heures. C’est vous qui avez choisi de ne pas vous coucher comme d’habitude. C’est gênant !

M. VARTAN. Très gênant ; moi aussi je trouve. Qu’un soir, ce soir de ma vie, un seul de tous les soirs que j’ai connus, je ne trouve pas le sommeil avant dix heures. Et une vitre se brise à ma fenêtre pour laisser passer un anticonformiste pour qui la porte n’a plus de rôle. Un soir. Vous entrez chez moi. Vous connaissez mon nom. Mes habitudes. Et vous brisez mes vitres. Quel calvaire pour ceux qui ne dorment pas à neuf heures !

LE JEUNE HOMME. Excusez-moi pour la fenêtre Monsieur VARTAN. Je voulais entrer par effraction. Et la fenêtre était la plus exposée. Ca passe ! Mais vous debout à cette heure de la nuit, ça ne passe pas. Il y a quelque chose que je ne comprends pas.

M. VARTAN. (Il va s’asseoir dans un fauteuil)
Je comprends de mieux en mieux. Vous avez l’habitude…

LE JEUNE HOMME. C’est vous qui avez les habitudes. Pas moi ! Je déteste avoir des habitudes.

M. VARTAN. Soit ! Vous venez chez moi tous les soirs à mes heures de sommeil. Pour ne pas avoir l’habitude de passer tout le temps par la porte, vous avez ce soir choisi la fenêtre. Vous trouvez romantique de briser une vitre après dix heures.

LE JEUNE HOMME. C’est votre faute si vous êtes debout hors de votre lit à voir les choses et à me poser vos questions à la con. Merde ! Vous dormez toujours à neuf heures. Qu’est-ce qui ce passe ? Est-ce que je peux savoir ce qui se passe ! Putain de journée.

M. VARTAN. (Regardant l’horloge) Il se passe ce qui se passe et ne vous plaît pas. Il y a des jours malheurs. Ma femme a eu son sommeil à neuf heures et sans doute, le mien tarde à venir.

LE JEUNE HOMME. C’est nouveau ça. Tout nouveau. C’est vraiment nouveau.

M. VARTAN. Ne vous inquiétez pas. Ca ne va pas rester une habitude.

LE JEUNE HOMME. Pour une fois dans la vie, quelqu’un de bien manque son sommeil. Quelle horreur ! Merci à toi ciel ! (S’approchant de M. VARTAN qui le regarde) Voyez-moi M. VARTAN. Je suis l’insomnie. Regardez-moi bien M. VARTAN, j’ai manqué de sommeil toute la vie. Ma vie. Je ne sais pas dormir. Je n’ai pas appris à dormir. Ma pensée toujours éveillée cherche dans les décombres de la misère omniprésente l’issue de secours. Je ne dors jamais M. Vartan.
Dormir la panse vide ? Dormir vide de vie ? La poche vide avec toujours en face comme dans un miroir, le squelette d’un frère qui crève. Impossible ! C’est impossible !

M. VARTAN. Je vous comprends.

LE JEUNE HOMME. Arrêtez de me comprendre bon sang ! Vous vous donnez le droit de me comprendre ? Vous ne pouvez rien comprendre. Vous ne comprendrez d’ailleurs jamais. Tout est fait pour ça. Il y a des choses que beaucoup partiront d’ici. De ce monde sans comprendre.
Vous Monsieur VARTAN, vous faites partie de cette catégorie d’hommes.

M. VARTAN. Ne poussez pas si vite le bouchon. Je ne suis pas le dernier des idiots. J’ai un effort à faire. Aujourd’hui est un grand jour. Et je comprends ça mieux que quiconque. Il a fallut que ma femme dorme profondément à neuf heures et moi pas pour que je vois arriver un superman anticonformiste qui me brise mes vitres. Ce n’est pas la bonne idée de passer par la fenêtre pour me dire que je ne comprends rien. Loin de là. S’il y a quelque chose que je ne comprends pas, c’est bien l’atmosphère qui règne chez moi après dix heures.

LE JEUNE HOMME. Je ne comprends pas…

M. VARTAN. Ah! Est-ce que j’ai entendu ? Vous non plus vous ne comprenez plus ? Malheur ! Vous courez très vite vers la catégorie d’hommes qui ne comprendront jamais. Un surnombre. Ça fera un surnombre.
Moi je comprends au moins pourquoi ma femme se couche toujours après moi.

LE JEUNE HOMME. Vous avez des préjugés. Gardez-les pour vous. Je ne dors pas c’est tout. Je sais ce que j’ai à faire.

M. VARTAN. (S’allongeant dans le canapé) Je m’emmerde ? Faites ce que vous avez à faire. Ce que vous voulez faire. Tout ce que vous pouvez faire.

LE JEUNE HOMME. Je ne comprends pas.

M. VARTAN. Toujours ? Je comprends quand je peux. Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? Y a t-il quelque chose à faire pour vous ?

LE JEUNE HOMME. (Hurlant) Rien ! C’est impossible.

M. VARTAN. (Hurlant plus fort en se redressant du canapé) Pas si je vous donne l’autorisation. Vous sautez sur mon indifférence face à votre misère et tout de suite tout devient impossible pour vous. Qu’est ce que vous voulez ? Est-ce que vous savez ce que vous voulez ?

LE JEUNE HOMME. (Se tenant la tête dans les mains) Quelque chose ne tient pas. Ça ne se passe pas comme ça ! Il y a une personne dans la maison qui ne dort pas.

M. VARTAN. Ah! C’est vrai ! Ma femme est endormie. Vous manquez de courage. Dites-le.

LE JEUNE HOMME. Ecoutez Monsieur. Vous ne vous imaginez pas qui je suis.

M. VARTAN. Mais si ! Comme tous les soirs, votre cœur vous a guidé. Ah oui !

LE JEUNE HOMME. Mon cœur ? Qu’est ce que vous inventez ?

M. VARTAN. (Ouvrant grand les yeux) Le parfum d’une fleur ! Ne me prenez pas pour le dernier des idiots.

LE JEUNE HOMME. Ce n’est pas mon intention.

M. VARTAN. Vous êtes raisonnable. Moi aussi j’ai un cœur. Asseyez-vous ; il m’est arrivé dans la vie de me trouver dans votre situation actuelle.

LE JEUNE HOMME. (Fixe M. VARTAN en s’asseyant dans un fauteuil) quelle situation ? Vous plaisantez !

M. VARTAN. Croyez-moi. Je suis fragile. Mon cœur comme le vôtre m’a tant de fois guidé.

LE JEUNE HOMME. Il y a un malentendu.

M. VARTAN. Ne vous sentez pas coupable. C’est surtout la faute de ma femme.

LE JEUNE HOMME. Comment ça votre femme ?

M. VARTAN. Elle a oublié que vous devez être là. Ah oui ! Le sommeil !

LE JEUNE HOMME. (Surpris) Elle savait que je venais ?

M. VARTAN. Qu’est ce que vous croyez ? Vous n’êtes pas chez le dernier des idiots.

LE JEUNE HOMME. (Un peu bouleversé se lève) écoutez monsieur…

M. VARTAN. C’est vous qui allez m’écouter. Si vous croyez que ça me gêne que vous soyez l’amant de ma femme, désillusionnez-vous.

LE JEUNE HOMME Vous êtes malade !

M. VARTAN. Depuis longtemps. Elle vous l’a déjà dit. Je ne tiens plus debout pour elle. C’est comme ça. Je ne me plains pas. Ne croyez surtout pas que je me plains.

LE JEUNE HOMME. (S’assoit dans le fauteuil) Est-ce qu’il comprend quelque chose ? Le bouché.

M. VARTAN. Quoi de plus simple ! J’ai tout compris dès que je vous ai vu. Vous êtes jeune… vous avez la santé dans les reins ça ne trompe personne.

LE JEUNE HOMME. Votre femme ne m’intéresse pas.

M. VARTAN. N’allez pas dire que c’est elle qui vous court après. Je connais ma femme. Avec elle je vis depuis trente deux ans. Ma femme avec qui je suis marié depuis trente deux ans ne peut pas aller vers des crapules de votre espèce. Qu’est ce que vous croyez ? Elle a de la dignité ma femme.

LE JEUNE HOMME. Regardez-vous monsieur VARTAN. Quel foutoir ! Ecoutez-vous. Vous n’êtes aujourd’hui qu’une carcasse de vieillesse et d’orgueil. Je n’aime pas votre façon de croire monsieur VARTAN. Je ne vous aime pas.

M. VARTAN. Et vous aimez ma femme. C’est viril ça. Vous vous donnez le droit d’aimer ma femme. De me haïr et le dire. Je vous comprends au mot : aimez ma femme. C’est tout.

LE JEUNE HOMME. Quel foutoir ! On lit dans vos dires les signes extérieurs de la richesse. Vous voulez protéger quoi ? La richesse. Ce fléau qui a ruiné votre vie d’esclave.

M. VARTAN. Qui esclave ?

L E JEUNE HOMME. Vous ! Esclave de l’argent, esclave du temps.
Debout à 6 heures. Douche à 6 heures 30’. Petit déjeuner à 6 heures 45’. En voiture à 7 heures. Kiosque à journaux à 7 heures 30. Bureau à 8 heures. Pause café à 10 heures. Arrêt à 12 heures. Pommes, patates, riz, salades, papiers… 9 heures du soir : sommeil. Vous courez assez derrière les habitudes.

M. VARTAN. Il se dégage en votre haine quelque chose que vous enviez en moi. L’ordre. Comme le pendule, tout le monde doit gérer le temps. Il faut discipliner son corps. C’est la richesse. La discipline du temps c’est la richesse. Je me l’ordonne. Je suis ordonné. J’aime l’habitude de l’ordre. Je suis l’ordre.

LE JEUNE HOMME. Je veux bien Monsieur. Comprenez que je n’ai rien à foutre avec la vieille semelle qui vous sert de femme. Je me moque qu’elle ait un amant ou pas. J’ai beaucoup à faire les soirs pour m’enrôler dans une espèce d’accouplement vulgaire. Je suis à la recherche de l’avenir ; du sommeil.

M. VARTAN. Vous êtes aller chercher votre histoire dans quel conte de fée ? Je vois. Vous fréquentez les bibliothèques. C’est sûr. Vous avez tout prévu pour le jour où vous me trouveriez éveillé.
J’aime ma femme. Je l’aime depuis trente deux ans. Ce n’est pas l’esclavage que vous voyez partout. J’ai horreur de la mesquinerie qui se cache derrière vos histoires à la con.
Vous vous croyez blanc. Tout blanc comme neige ? Vous ? Dites-le. Qu’est ce que vous venez faire chez moi à l’heure où je suis supposé être endormi ?

LE JEUNE HOMME. Vous avez tout entassé pour vous. Tout ! Sans penser aux autres. (Avec rage) Je suis venu vous voler. Voler et venger cette indifférence que vous avez toujours portée sur ma famille… sur moi. Ma famille et moi.

M. VARTAN. Bravo pour la mise en scène. Vous revenez sur l’indifférence. C’est votre point d’attaque. C’est là où vous voulez en venir. M’amener à vous prendre pour ce que vous n’êtes pas.

LE JEUNE HOMME. Vous prenez mon histoire pour des histoires ?

M. VARTAN. Comme vous le dites si bien ! Je ne suis pas le dernier des idiots.
Achetez-vous une horloge mon brave. Il est plus agréable de regarder le temps passé que de créer vos histoires à dormir debout.

LE JEUNE HOMME. Regardez dans ce blouson monsieur VARTAN. C’est mon matériel. Ce couteau, ce marteau, ce canif qui me permet de trancher le cou des propriétaires qui m’empêchent de faire mon job. Regardez ! Mais regardez bon sang ! Ou je m’énerve. (Il prend son couteau et place sur le cou de M. VARTAN qui pousse un grand rire.)

M. VARTAN. Le rôle ne vous convient pas. Vous jouez faux. Monsieur qui se fait passer pour un voleur. Vous avez le courage de me faire peur. Rusez avec la peur !
L’amant de ma femme ne peut pas me tuer dans cette condition. Ma femme n’aura rien de mes biens et lui aussi bien entendu. On ne me prend pas de cette manière.

LE JEUNE HOMME. Comment vous faites pour prendre les gens pour ce qu’ils ne sont pas ?
Prenez votre poste de téléphone…vous avez le droit monsieur Vartan.
Appelez la police, elle vous dira que je suis un voleur. Un voleur recherché.

M. VARTAN. Vous n’êtes pas recherché. J’ai jamais vu quelqu’un de recherché avant qu’on l’ait attrapé. C’est un repère.
Vous voilà devant moi. J’ai des habitudes qui ne changent pas. Quel bon con vous faites !

LE JEUNE HOMME. Faites le numéro. Je me livre à la police pour vous prouver qui je suis. Essayez !

M. VARTAN. Vous avez beaucoup de chemin, vous les jeunes. Vous faites tout ça pour que je vous prenne au sérieux. Quelle détermination ! Si vous étiez voleur, il y a longtemps que la police serait là. Je ne suis pas le dernier des idiots.

LE JEUNE HOMME. Vous êtes le premier des idiots.

M. VARTAN. Vous tenez ça de ma femme.

LE JEUNE HOMME. Je m’en fous de votre femme.

M. VARTAN. Ca ne vous empêche pas de profiter de sa naïveté. Vous êtes un incapable. Toujours là à piquer les femmes des autres. Ce que vous êtes, vous ne pouvez même pas assumer. Et vous voulez dormir. Quelle prétention ! Le sommeil ça se mérite.

LE JEUNE HOMME. Je suis un voleur ! Cambrioleur, je suis un voleur… J’assume..

M. VARTAN. Le plus marrant c’est que vous voulez que je vous croie.

LE JEUNE HOMME. Je ne sais pas pourquoi… Je suis un voleur ! …je n’ai jamais été aussi sincère.

M. VARTAN. Personne, même pas vous, ne croirait à ce que dit un voleur.

LE JEUNE HOMME. Je suis un voleur. Vous voulez que je le crie ?

M. VARTAN. Ne faites pas la bêtise de réveiller ma femme.

LE JEUNE HOMME. Qu’elle se réveille à la fin ! vous avez quelque chose contre ?

M. VARTAN. Si elle se réveille je vous tue.

LE JEUNE HOMME. C’est vous qui tuez maintenant. Contemplez la lame de ce couteau… Magnifique ! j’ai pris le temps d’apprendre. Je l’utilise bien. Ça fait mal.
Est ce que vous comprenez que votre vie est en danger ?

M. VARTAN. (Changeant de fauteuil) De grâce ne réveillez pas ma femme.

LE JEUNE HOMME. Vous avez la trouille ça se voit. Je suis un malfrat. Est-ce que vous avez fini par comprendre ?

M. VARTAN. (Mettant la main dans le coussin de son fauteuil) Ma femme a droit à son sommeil. Quant à ce que vous avez raconté, je suis de la catégorie de ceux qui ne comprendront jamais. Je ne vous crois pas.

LE JEUNE HOMME. je regrette monsieur VARTAN. Vous allez me croire ailleurs.

M. VARTAN. (Sortant rapidement un revolver dans son coussin de fauteuil, le pointe sur le jeune homme qui recule.) Est- ce que vous allez arrêter de jouer avec un vieil homme à une heure tardive ?

LE JEUNE HOMME. (Il laisse tomber le couteau.) Ce n’est qu’une blague ! je peux repartir comme je suis venu.

M. VARTAN. Ecartez-vous de cette fenêtre. Qui êtes-vous ?

LE JEUNE HOMME. Je suis Dominique Bourgot, j’habite le 13, rue Vincent Tibervot. J’ai grandi dans l’immeuble d’en face, j’étais votre voisin croyez-moi.

M. VARTAN. Maintenant je peux vous croire. Pourquoi venez-vous chez moi ?

LE JEUNE HOMME. (essayant d’éviter au maximum le bout du revolver)
je peux vous expliquer, il faut que je vous explique, je dois vous expliquer.

M. VARTAN. Je vous écoute.

LE JEUNE HOMME. Pendant une trentaine d’années, sous le sapin de notre misérable Jardin d’en face, mes parents, mes frères et moi regardions d’envie vos enfants rassasiés. Nous vous regardions ordonner votre vie dans l’opulence et l’abondance. L’envie de vous regarder calmait un instant la famine qui comme un soleil ardant nous brûlait les tripes. Nos nuits étaient longues, pénibles. Le sommeil a toujours été absent de nos lits.

M. VARTAN. Asseyez-vous jeune homme. Je peux tout perdre sauf ma lucidité. J’ai du flair. Je suis un VARTAN des orteils à la chevelure. Nous les VARTAN, nous vivons du fruit de nos efforts. Le temps est précieux pour nous. Nous ne sommes pas idiots.
Les VARTAN ne sont pas des idiots. Les VARTAN ont horreur des gens qui perdent le temps. Nous avons horreur des gens qui vivent du pillage des autres.
Je hais les voleurs. Les VARTAN détestent les voleurs.
Ces derniers ne se soucient jamais de l’ordre après leur passage. J’ai toujours rêvé de déchirer un comme un boucher son gigot. Dieu merci, vous voilà devant moi.

LE JEUNE HOMME. Monsieur je…

M. VARTAN. Non ! Vous n’avez rien mis sur la balance. En plus de l’insomnie, les voleurs sont des gens qui me mettent hors de moi.
Vous avez voulu que je vous prenne pour un voleur. Je suis de votre avis.

LE JEUNE HOMME. Ne prenez pas la chose de cette façon.

M. VARTAN. Et de quelle façon devrais-je la prendre ?
C’est le jour où le sommeil me lâche que je découvre que ma femme a un amant. Un amant misérable qui se venge de mon indifférence vis-à-vis de sa famille. C’est lourd tout ça pour un soir. En plus je dois vous prendre pour un voleur.

LE JEUNE HOMME. Veuillez m’excuser.

M. VARTAN. Ecoutez-moi bien jeune homme. Je ne vous excuse pas.
Ce n’est de ma faute si la misère a remarqué votre case et s’y est installé. Ce n’est pas de ma faute. Ce n’est pas de ma faute si le sommeil ne passe jamais dans vos lits. Je ne suis complice de rien. Où est ma faute ? Ce n’est pas de ma faute si ma femme a un amant. C’est bizarre. Ma femme a aussi droit au bonheur. Ce n’est pas de ma faute. Ce n’est ni de ma faute ni de la vôtre si je n’ai pas eu mon sommeil à 9 heures. Il faut que j’arrive à comprendre. (Un temps)
Regardez l’horloge. Qu’est-ce que ça te fait de voir le temps courir sans arrêt ?

(Quelqu’un ouvre la porte et entre. Une femme.)


Deuxième TEMPS

(La femme entre, dépose un paquet sur la table, regarde l’horloge.)

ELEONORE. Excuse-moi Daniel pour le temps. J’ai fait le tour de la ville pour trouver une pharmacie ouverte.

M. VARTAN. Pourquoi dois-je vous excuser ? Pourquoi la pharmacie ? Ce n’est pas moi qui ferme les pharmacies.

ELEONORE. Il faut bien que tu dormes. Je suis épuisée moi aussi.

M. VARTAN. Qui êtes-vous pour vouloir que je dorme ? Parlez-moi de vous.

ELEONORE. Ne fais pas l’idiot Daniel. Cette plaisanterie n’est pas de mon goût. (Elle se rend compte que M. VARTAN n’est pas seul.)
Tu as de la visite ! Bonjour !

LE JEUNE HOMME. Bonjour Madame !

M. VARTAN. (Pointant son revolver sur elle) Halte madame ! Je n’aime pas qu’on me prenne pour un plaisantin.

ELEONORE. Daniel !

M. VARTAN. Qui êtes-vous ? Vous entrez chez moi, à une heure irrégulière et sans présentation ni politesse vous faites les régulières ?

ELEONORE. Qu’est-ce qui t’arrive ?

M. VARTAN. Vous croyez que c’est à moi que les choses arrivent ? Même si vous êtes une amie à ma femme, présentez-vous que je sache.

ELEONORE. Je ne comprends rien. Je suis l’amie de qui ? de ta femme ? je dois comprendre que tu as une autre femme ?

M. VARTAN. Vous allez comprendre. Quel est ce désordre qui règne chez moi ? Je n’aime pas les visiteurs indésirables.

ELEONORE. Je suis une visiteuse ? Tu as choisi un mauvais moment Daniel. Je visite quoi ?

M. VARTAN. Que venez-vous faire chez moi ?

ELEONORE. J’habite cette maison. Je ne suis pas une visiteuse. Je vis ici depuis trente deux ans. C’est clair ? Arrête de construire des histoires sur la fatigue du temps.

M. VARTAN. Erreur ! Madame erreur ! Je ne suis pas le dernier des idiots. Je vis ici seulement avec ma femme. Nos enfants sont allés chercher leur vie.

ELEONORE. Quelles sont les règles du jeu ? Ok Où est ta femme ?

M. VARTAN. Si c’est elle que vous voulez voir, elle dort depuis neuf heures.

ELEONORE. Je ne veux voir personne chéri. Et Je ne dors pas. Ça ne me fait pas rire du tout. J’ai sommeil moi !


M. VARTAN. Vous pouvez rire madame ça ne me gêne pas. Votre sommeil ne m’intéresse pas. Ma femme dort déjà !

ELEONORE. Ta femme ne dort pas.

M. VARTAN. Qu’est-ce que vous savez elle dort.

ELEONORE. Je ne dors pas.

M. VARTAN. Qu’importe si vous ne dormez pas ma femme dort.

ELEONORE. Je suis ta femme Daniel.

M. VARTAN. La femme de qui ? J’ai combien de femme à la fin ? Ne croyez pas que je suis facilement prenable. Je sais reconnaître ma femme après trente deux ans de mariage.

ELEONORE. (Au jeune homme.) Qu’est-ce qui lui est arrivé monsieur ?

M. VARTAN. Il m’arrive qu’une femme entre chez moi après dix heures et se trompe de femme. Non, de mari. Je suis désolé madame je suis le mari de ma femme qui dort.

ELEONORE. Je suis sortie de cette maison tout à l’heure pour te chercher ton produit.

M. VARTAN. Quel produit ? Ma femme ne sort jamais sans me dire où elle va. C’est un repère.
Tout à l’heure pendant que vous sortiez de je ne sais où pour aller chercher le produit de je ne sais qui, ma femme s’est couché pour dormir.

LE JEUNE HOMME. Ne serait-il pas mieux de réveiller celle qui dort ?

M. VARTAN. Pourquoi ? Vous êtes un renard ! Je vois quelles sont vos intentions.

LE JEUNE HOMME. Je n’ai pas d’intentions. Cette femme ressemble étrangement à madame VARTAN.

M. VARTAN. Qu’importe qu’elle ressemble à Madame VARTAN ! Elle n’est pas madame VARTAN. Même étrangement ! Ce n’est pas après trente deux ans de mariage que je vais confondre ma femme.

LE JEUNE HOMME. Celle qui dort pourrait bien supprimer le doute à nos yeux.

M. VARTAN. Je ne suis pas dans le doute. Même aveugle, je suis capable de sentir ma femme. Je ne suis pas le dernier des idiots.

ELEONORE. Tu es malade Daniel tu es malade.

M. VARTAN. Tout le monde sait que je suis malade. Ce n’est pas nouveau. Je suis dans mes repères ; je ne me perds jamais dans mes repères. Qui est cet homme ?

ELEONORE. Je ne le connais pas. C’est ton invité pas le mien.

M. VARTAN. C’est bien ! Et vous vous prenez pour la femme de qui ? Je vous plains.

ELEONORE. Est-ce que je suis obligée de le connaître ?

M. VARTAN. Vous non ! Ma femme le connaît bien puisque c’est son amant.

ELEONORE. C’est vous qui avez inventé ça ? Qu’est-ce que vous lui avez fait ?

LE JEUNE HOMME. Je ne comprends rien. Je suis désolé.

ELEONORE. Vous ne comprenez rien ! Et ce n’est pas le moment d’être désolé. Qui êtes-vous et dans quel pétrin avez-vous foutu mon mari ? Depuis quand êtes-vous là ?

LE JEUNE HOMME. J’ai trouvé votre mari dans cet état. Je n’y suis pour rien. Croyez-moi !

ELEONORE. Dites-moi l’objet de votre visite et de quoi avez-vous parlé ?

LE JEUNE HOMME. C’est ce que je ne peux pas madame. Je ne sais pas s’il faut vous dire qui je suis.

ELEONORE. Qu’est-ce qui s’est passé entre vous pour le rendre ainsi ? Vous allez me le dire ?

M. VARTAN. (Tirant en l’air, le jeune homme se couche à plat ventre) Arrêtez de m’embrouiller.

ELEONORE. (La tête entre les mains) Quel malheur ! Je suis ELEONORE.

M. VARTAN. Vous avez le prénom de ma femme ?

ELEONORE. Je suis sortie pour aller acheter des somnifères pour toi Daniel. Mon mari.

M. VARTAN. Votre mari s’appelle Daniel et prend des somnifères pour dormir. Je vois d’où vient la confusion.

LE JEUNE HOMME. Faîtes un effort monsieur VARTAN.

M. VARTAN. J’en fais déjà plusieurs, monsieur l’amant de ma femme. Ça ne vous suffit pas ? Cette femme habite certainement une villa semblable au nôtre. Son mari se prénomme Daniel et elle Eléonore comme ma femme. Toutes ces coïncidences lui permettent de venir chez moi et de me prendre pour qui elle veut.
Je ne suis pas votre Daniel madame ma femme ne se trompe jamais de cette manière.

ELEONORE. Regarde Daniel ! Cette robe que je porte ; qui me l’a achetée ?

M. VARTAN. Vous vous êtes préparée pour créer la confusion dans ma mémoire. Je ne suis pas le dernier des idiots.

ELEONORE. Est-ce que ce théâtre va enfin s’arrêter ?

M. VARTAN. Une confusion de plus. Vous me prenez pour un comédien.

ELEONORE. Ce que tu fais c’est du théâtre Daniel. Qu’est qui t’arrive ?

M. VARTAN. .Ma femme ne m’a jamais pris pour un comédien. C’est un autre repère.

ELEONORE. En trente deux ans je ne t’ai jamais vu dans cet état. Monsieur dites-moi ce que vous savez.

M.VARTAN. Moi aussi c’est la première fois que je vous vois. Je dors toujours à 9 heures, avant votre arrivée.

ELEONORE. Suppose que je sois ta femme. Enfin je suis ta femme.

M. VARTAN. Arrêtez madame ! Je vous vois venir. Sept fois, vous entendez, sept fois j’ai été victime de ce jeu.

ELEONORE. Quel jeu ? je ne suis pas dans un jeu. Dites-lui que je ne joue pas.

M. VARTAN. Votre jeu de femme ! Je ne suis pas le dernier des idiots.
Sept fois, je vous dis. Sept fois de suite ? Sept jeunes filles sont chacune venues à mon bureau me dire comme vous : prenez-moi pour votre femme.
C’est toujours le lendemain que je me suis rendu compte que je me suis trompé de femme et de domicile.

ELEONORE. Daniel il faut que tu te reposes. C’est grave !

M. VARTAN. Des fois j’ai eu du mal à faire croire à ma femme des mensonges.

ELEONORE. Dites-moi comment tout a commencé. Ce n’est plus mon mari.

M.VARTAN. Je préfère. Je n’ai aucune intention de me tromper de femme. Plus jamais.

ELEONORE. Tu n’as pas le droit de me dire ça Daniel. Pas devant un étranger. Tu n’as pas le droit.

M. VARTAN. Voilà que vous devenez raisonnable. C’est ma femme qui va être fière d’entendre ça. Ravie.

ELEONORE. Prends ton médicament mon chéri. Demain ça ira !

M. VARTAN. Qu’est-ce qui ira ? N’insistez pas ! Je ne vous prendrai pas pour ma femme c’est juré.

ELEONORE. Qu’as-tu fait de ta journée ? Regarde-toi dans la glace. Tu es grave ! Qui as-tu rencontré ? Je vais appeler le médecin.

M. VARTAN. (Au jeune homme) Quel est le problème de cette femme ?

LE JEUNE HOMME. Je ne sais pas. Il faut que je m’en aille.

ELEONORE. C’est toi qui as un problème Daniel. Prends tes comprimés. Tu dois rester allongé. Couché.

M. VARTAN. (Tirant en l‘air). Silence !

ELEONORE. (Affolée) Je ne silence pas ! Tue-moi si tu veux tue-moi !
Je me doutais que c’est pour moi que cette arme a été achetée.

LE JEUNE HOMME. (A M. VARTAN) Cette femme c’est votre femme…

M. VARTAN. Qu’est ce que vous en savez-vous ? Personne n’a le droit de me dire en pleine nuit qui est ma femme et qui ne l’est pas.
Je connais ma femme.

ELEONORE. Je connais mon mari, il doit boire ses comprimés. Si non j’appelle une ambulance.

M. VARTAN. Quel diable vous envoie ? Ne touchez pas mon téléphone. Reculez-vous.

ELEONORE. Prends tes comprimés. Tu dois dormir. Ecoute Daniel tu es fatigué.

M. VARTAN. (Tire prêt d’elle et elle se tient les oreilles, un petit silence règne). Vous voyez bien que le silence fait du bien.

ELEONORE. (Prise de panique) Je sors de cette maison. Assassin ! (elle va vers la porte)

M. VARTAN. (Lui bloquant le chemin) Reprenez votre paquet et servez-vous quelques comprimés. C’est vous qui êtes malade.

ELEONORE. (Elle rentre doucement et prend le paquet le bout du revolver pointé sur sa poitrine)
Je suis calme, s’il te plait Daniel.

M. VARTAN. Prenez les comprimés vite. Ça va vous faire du bien. (Le jeune homme de l’autre côté essaye de se rapprocher de la fenêtre. Le coup de feu fait paniquer ELEONORE qui perd l’équilibre des comprimés qu’elle tient, quelques comprimés tombent dans la carafe d’eau ; le jeune homme s’est couché à nouveau, ventre à même le sol)
Est-ce que vous allez arrêter de me rendre dingue ? vous voulez partir ! Et elle veut que je dorme ! pourquoi ? pourquoi êtes-vous chez moi ? c’est moi qui me trompe du chez-moi ?

LE JEUNE HOMME. Je ne bouge plus.

ELEONORE. (Constatant que M. VARTAN ne la quitte pas des yeux, elle jette le comprimé à la bouche et boit le verre d’eau.)
Tu es rassuré Daniel ce n’est pas du poison.

M. VARTAN. Asseyez-vous. (Elle s’assoit) Vous allez apprendre à retenir vos émotions quand vous êtes chez les gens à des heures tardives.
(Lui aussi se sert deux comprimés, un verre d’eau et avale en regardant l’horloge…)

ELEONORE. Vous finirez par me dire qui vous êtes ! Ce que vous êtes venu faire chez-moi.
Quel est votre mystère !

M. VARTAN. Et cette horloge qui n’arrête pas de marcher. (ELEONORE somnole.)
Que vous rappelle cette journée ?

LE JEUNE HOMME. (Se redressant du sol) ce jour. Ce jour est le jour anniversaire de la mort de mon frère. Ça a toujours été mon jour de chance. Il est mort mon frère à dix sept ans. Une tumeur cancéreuse au cerveau. Aucune pièce d’argent pour assurer son opération.

M. VARTAN. Sa mort vous a rendu malheureux.

LE JEUNE HOMME. J’ai toujours été comme ça. Ce que je vis au jour le jour n’est que la conséquence de la misère. Il aurait tout donné mon frère même sa vie pour que je ne sois pas ce que je suis.

M. VARTAN. (Désignant ELEONORE qui dort) Porte cette femme et fais-la coucher dans la chambre de droite aux côtés de ma femme. (Le jeune homme se lève et porte ELEONORE, se dirige vers la chambre)
S’il te plait ne réveille pas ma femme. Aujourd’hui c’est son jour de chance.

(Il remet le revolver dans le coussin d’un fauteuil, prend le paquet de somnifères et le met dans le tiroir d’une armoire, va vers la fenêtre brisée et ferme avec les rideaux, il regarde les brisures de la vitre et essaye de rassembler avec les pieds à un coin. Le jeune homme sort de la chambre)

LE JEUNE HOMME. Votre femme n’est pas dans le lit Monsieur VARTAN.

M. VARTAN. Ce n’est pas grave. Elle est certainement elle aussi allée me chercher des somnifères. Elle est sortie sans me dire c’est nouveau ça. Un mauvais repère.
(il va vers la chambre) Referme la porte après toi Dominique. J’ai horreur d’être visité facilement par des voleurs. Tu peux bien attendre ma femme si tu veux, elle te donnera le sommeil que tu cherches.

(Il entre dans la chambre et ferme la porte. Le jeune homme respire fort, regarde l’horloge et se sert un verre d’eau qu’il boit d’un seul goulot.
Il décroche l’horloge, regarde longuement. Décroche les tableaux muraux, fouille dans les tiroirs retire des petites choses qu’il rassemble sur l’une des tables.
Il baille une fois, deux fois, s’assoit fatigué dans un fauteuil, regarde sur la nappe l’horloge qui continue de marcher.)



Yaoundé le 23 mai 2002

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